John Berger, chanson

Difficile d’extraire quelques lignes de ce livre de John Berger que je promène partout, Et nos visages, mon cœur, fugaces comme des photos (traduit par Katya Berger Andreadakis, paru au Champ Vallon en 1991), composé de proses et de poèmes, sorte d’essai personnel et nu, aussi profond que simple, évoquant l’exil, la séparation ; la distance – entre les amants, les morts et les vivants, le plaisir et la douleur… mais puisque la chanson m’occupe tout particulièrement, ces quelques morceaux :


UNE FOIS, DANS UNE CHANSON

Un chanteur peut être innocent
jamais la chanson. Avec ses yeux
grands ouverts sur le monde
et son cœur mis à nu,
la chanson est impudente
la chanson est nouveau-née.
Une fois apaisée seulement
elle laisse les auditeurs recouvrer par habitude
l’innocence de leur âge.

Lorsque chante un grand chanteur, la peau du temps et de l’espace se tendent, les voix des nourrissons remplissent le monde, il ne reste plus un coin de silence ou d’innocence, le manteau de la vie est retourné à l’envers, le chanteur devient ciel et terre, le temps passé et le temps à venir entonnent l’une des chansons qui n’appartiennent qu’à une seule vie.


[…]


UNE CHANSON D’AMOUR

Les montagnes sont sans pitié
la pluie fait fondre la neige
il gèlera à nouveau.

Au café deux étrangers
jouent de l’accordéon
et une pleine salle d’homme chante.

Les mélodies remplissent
les sacs des cœurs
les trous des yeux.

Les paroles remplissent
les étables
qui beuglent encore entre les oreilles.

La musique rase les mâchoires
détend les jointures
seul remède contre les rhumatismes.

La musique cure les ongles
adoucit les mains
décape les cors.

Une pleine salle d’hommes
juste arrivés de leur bétail trempé
de leur huile diesel, de l’éternelle pelle.

Caressent maintenant
une chanson d’amour
leurs mains amadouées.

Les miennes ont quitté mes poignets
et traversent les montagnes
à la recherche de tes seins.

Au café deux étrangers
jouent de l’accordéon
la pluie fait fondre la neige.


chardonneret #3

Voici le soir, le moment où les choses de la pièce deviennent des poignards qui s’enfoncent dans mon âme : des bandes qui m’attendent.
Parfois – livres, tables, chaises, coupe-papier, oreillers, lampes, murs –, je les avais prises pour des poèmes immenses. Mais, vis-à-vis d’elles, je ne suis jamais, d’aucune façon, parvenu à être indépendant.
Mais ce soir, toutes d’accord, elles ont attendu.
Êtes-vous sûres d’être sincères ? Maintenant, je vous quitte.
Si, de loin en loin, mon âme se souviendra de vous, elle croira se mettre à jouer de l’orgue de Barbarie pour faire rire les bonnes et pleurer qui n’est plus.
Le chardonneret mourra de faim : plus personne ne lui donnera du pain trempé.

Frederigo Tozzi, Les Bêtes (traduction de Philippe Di Meo) – éditions José Corti, collection Biophilia

chardonneret #2

Ta grâce est d’être un enfant, à qui l’on pardonne tout, en qui tout est aimable, même cette gravité d’emprunt, même ces grands airs et ces petits tours, même cette livrée de majordome, même cet amour du haut bâton, où tu perches si complaisamment. Il n’est pas vrai d’ailleurs que tu ne sois le premier en aucun genre. Si tu n’as pas les grands talents, du moins as-tu l’industrie, et nul ne te surpasse dans l’art de se faire une maison. Aucun nid n’est plus que le tien solidement assis sur la branche élevée où tu le caches et l’abrites ; aucun n’est plus exactement tissé de matériaux mieux choisis ; aucun n’est plus chaudement doublé de plus fin édredon ; aucun n’est plus gentiment arrondi, plus ingénieusement façonné, avec ses rebords protecteurs, qui font saillie en dedans, et le garantissent contre les vents et la pluie.
Laisse donc murmurer la critique, heureux chardonneret ; bâtis-en beaucoup de ces nids qui sont des chefs-d’œuvre, remplis-les d’œufs abondants, foisonne et multiplie ; peuple les arbres de nos vergers, peuple les cages de nos maisons ; il n’y en aura jamais assez de ces petits oiseaux que la nature a répandus dans le monde pour se pavaner dans leur parure innocente et y entretenir le sourire d’une enfance perpétuelle.

Le Chardonneret élégant [extrait], Eugène Rambert, Chants d’Oiseaux (monographies d’oiseaux utiles)L’Âge d’Homme

John James Audubon, Comment je dessine les oiseaux

« J’étais jeune alors, et l’impatience d’arriver à mes fins m’emplissait la tête de quantité d’idées. Il m’arrivait fréquemment de rêver d’une nouvelle trouvaille ; et un beau matin, bien avant l’aurore, je sautai à bas de mon lit, persuadé d’avoir trouvé la solution. Je fis seller un cheval, l’enfourchai et partis au galop en direction du petit village de Morristown, situé à environ cinq milles. En arrivant, je trouvai portes closes car il ne faisait pas encore jour. Je me rendis donc à la rivière, m’y baignai et repris le chemin du village. J’entrai dans le premier magasin ouvert, achetai du fil de fer de différentes grosseurs, bondis sur mon coursier et fus bientôt de retour à Mill Grove. Je crois vraiment que la femme de mon tenancier me crut devenir fou : quand elle me proposa un petit déjeuner, je lui répondis que je voulais seulement mon fusil. Je partis vers le ruisseau et abattis le premier martin-pêcheur qui se présenta. Je le ramassai et, le tenant par le bec, le ramenai à la maison. J’envoyai chercher le menuisier et le priai de m’apporter une planche de bois tendre. Quand il revint, il me trouva en train d’appointer à la lime des bouts de fil de fer, et je lui montrai ce que j’avais l’intention de faire. Je transperçai le corps du martin-pêcheur et le fixai sur la planche ; je fis passer un autre fil de fer au-dessus de la mandibule supérieure pour donner à la tête une belle attitude ; des fils plus petits maintinrent les pattes à mon goût, et j’eus même recours à des épingles ordinaires. Le dernier fil de fer releva à merveille la queue de l’oiseau, et enfin, j’eus devant moi un véritable martin-pêcheur.
N’allez pas croire que je fusse incommodé de n’avoir pas pris de petit déjeuner. Pas du tout ! Je traçai les contours de l’oiseau en m’aidant d’un compas et de mes yeux, le coloriai et achevai mon dessin sans une seule fois ressentir la faim ! Mon brave menuisier ne m’avait pas quitté de tout ce temps, ravi de me voir content. Ce fut ce que j’appellerai ma première représentation d’après nature, car même l’œil du martin-pêcheur avait l’air de vie quand, du doigt, je lui relevais les paupières. » John James Audubon, Comment je dessine les oiseaux

Houghton_MS_Am_21_(50)_-_John_James_Audubon,_belted_kingfisher

chardonneret #1

Mon chardonneret, je renverserai la tête
Et nous regarderons le monde tous les deux :
Un jour d’hiver piquant comme de la vannure,
Est-il si violent dans tes yeux ?

Plumes jaune-noir, une barque – la queue,
Sous le bec – bigarrure,
Comprends quel chardonneret tu
Es !

Quel air sous ce crâne –
Noir et rouge, jaune et blanc !
D’un côté l’autre – toujours sur ses gardes !
Envolé – n’est plus aux aguets !

9-27 XII 1936, Ossip Mandelstam, Les Cahiers de Voronej (traduction Christian Mouze), Harpo &