W. H. Hudson, Concernant les yeux

« Blanc, cramoisi, vert émeraude, jaune d’or luisant, telles sont quelques-unes des couleurs qu’on voit dans les yeux des oiseaux. Chez les chouettes, les hérons, les cormorans, et beaucoup d’autres tribus, l’œil de teinte vive est incomparablement le plus beau trait et la gloire principale de l’animal. Il fixe tout de suite l’attention, apparaissant comme une gemme magnifique, à laquelle le corps aérien de l’oiseau fait une monture digne d’elle. Quand l’œil se ferme dans la mort, l’oiseau, si ce n’est pour le naturaliste, devient un simple paquet de plumes mortes ; on aura beau enchâsser des globes de cristal dans les orbites vides et donner au spécimen empaillé une attitude audacieuse pour imiter la vie, les globes vitreux ne lanceront pas de flammes, “la passion et le feu dont les sources sont intérieures se seront évanouis”, et le chef-d’œuvre du taxidermiste, qui a consacré sa vie à un art bâtard, ne produira dans l’esprit que des sensations d’irritation et de dégoût. Dans les muséums, où le manque d’espace contrarie tous les efforts qu’on peut faire pour imiter la nature de près, l’œuvre de l’empailleur est supportable parce qu’elle est utile ; mais dans un salon, qui ne ferme pas les yeux ou ne les détourne pas pour éviter de regarder une vitrine remplie d’oiseaux empaillés, ces peu séduisants rappels de la mort dans leurs joyeux plumages ? Qui ne frémit, bien que ce ne soit pas de peur, en voyant le chat sauvage, bourré de paille, bâiller terriblement et s’efforcer de terrifier le spectateur d’un regard fixe de faïence ? Je n’oublierai jamais la première fois que je vis la collection de feu M. Gould (maintenant au Muséum national), que me montrait le naturaliste en personne, lequel tirait évidemment un grand orgueil du travail de ses mains. Je venais de laisser derrière moi la nature tropicale sur l’autre bord de l’Atlantique, et la rencontre inattendue de sa copie dans une salle poussiéreuse de Bedford Square me porta un coup sérieux. Ces boules de plumes mortes, qui avaient cessé depuis longtemps d’étinceler et de reluire, clouées par des fils de fer — non invisibles — sur des buissons fleuris de drap et de clinquant, comme elles me rendirent mélancolique !
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Les chats, parmi les mammifères, et les hiboux, parmi les oiseaux, ont été très favorisés à cet égard ; mais ce sont les hiboux qui l’emportent. Les yeux des félins, tels que le puma ou le chat sauvage, enflammés de courroux, sont merveilleux ; à les voir on ressent parfois comme un choc électrique ; mais pour l’intensité lumineuse et la rapidité des changements, les sombres prunelles s’enflammant avec la surprenante soudaineté d’un nuage illuminé par des éclairs, les prunelles jaunes du hibou sont sans comparaison.
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Je vais citer ici un passage très suggestif d’une lettre que m’écrivit là-dessus un homme très versé dans la science : “Les yeux certainement brillent dans l’obscurité — certains yeux, ceux des chats et des chouettes ; et la scintillation dont vous parlez est probablement une autre forme du même phénomène. Elle dépend probablement de quelque sensibilité extraordinaire de la rétine, analogue à celle qui existe dans la composition moléculaire du sulphite de calcium et autres substances phosphorescentes. La difficulté réside dans la scintillation. Nous savons qu’une telle lumière prend sa source dans les vibrations chaudes de molécules à la température d’incandescence, et la lumière électrique ne fait pas d’exception à cette règle. Il y a une explication possible : la rétine hypersensitive, en des moments de surexcitation, devient de plus en plus phosphorescente, et cette surexcitation produit un changement dans la courbe de la lentille, de sorte que la lumière se trouve mise en faisceau et, pro tanto, avivée en étincelle. Vu le peu que nous savons des forces naturelles, il est possible que ce que nous appelons lumière dans le cas dont il s’agit est l’œil parlant à l’œil — une émanation allant de la fenêtre d’un cerveau à celle d’un autre.” »

William Henry Hudson, Un flâneur en Patagonie, traduit de l’anglais par Victor Llona, Éditions de la Table ronde (1990, réédité dans la Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs)