« J’étais jeune alors, et l’impatience d’arriver à mes fins m’emplissait la tête de quantité d’idées. Il m’arrivait fréquemment de rêver d’une nouvelle trouvaille ; et un beau matin, bien avant l’aurore, je sautai à bas de mon lit, persuadé d’avoir trouvé la solution. Je fis seller un cheval, l’enfourchai et partis au galop en direction du petit village de Morristown, situé à environ cinq milles. En arrivant, je trouvai portes closes car il ne faisait pas encore jour. Je me rendis donc à la rivière, m’y baignai et repris le chemin du village. J’entrai dans le premier magasin ouvert, achetai du fil de fer de différentes grosseurs, bondis sur mon coursier et fus bientôt de retour à Mill Grove. Je crois vraiment que la femme de mon tenancier me crut devenir fou : quand elle me proposa un petit déjeuner, je lui répondis que je voulais seulement mon fusil. Je partis vers le ruisseau et abattis le premier martin-pêcheur qui se présenta. Je le ramassai et, le tenant par le bec, le ramenai à la maison. J’envoyai chercher le menuisier et le priai de m’apporter une planche de bois tendre. Quand il revint, il me trouva en train d’appointer à la lime des bouts de fil de fer, et je lui montrai ce que j’avais l’intention de faire. Je transperçai le corps du martin-pêcheur et le fixai sur la planche ; je fis passer un autre fil de fer au-dessus de la mandibule supérieure pour donner à la tête une belle attitude ; des fils plus petits maintinrent les pattes à mon goût, et j’eus même recours à des épingles ordinaires. Le dernier fil de fer releva à merveille la queue de l’oiseau, et enfin, j’eus devant moi un véritable martin-pêcheur.
N’allez pas croire que je fusse incommodé de n’avoir pas pris de petit déjeuner. Pas du tout ! Je traçai les contours de l’oiseau en m’aidant d’un compas et de mes yeux, le coloriai et achevai mon dessin sans une seule fois ressentir la faim ! Mon brave menuisier ne m’avait pas quitté de tout ce temps, ravi de me voir content. Ce fut ce que j’appellerai ma première représentation d’après nature, car même l’œil du martin-pêcheur avait l’air de vie quand, du doigt, je lui relevais les paupières. » John James Audubon, Comment je dessine les oiseaux